Le roman policier comme reflet de nos sociétés

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Le roman policier comme reflet de nos sociétés

Par Emilie Guyard (ALTER - Arts/Langages : Transitions et Relations, UPPA) pour le texte et Plop & KanKr pour les illustrations

Longtemps considéré comme un « mauvais genre », comme un « roman de gare » et marginalisé par la Littérature en raison de sa prétendue absence de qualité littéraire, le polar connaît depuis la fin du XXe siècle un phénomène de légitimation culturelle qui se traduit, entre autres, par une occupation toujours accrue de l’espace public de la ville.

Mots-clés : roman policier, légitimation, réalisme, Espagne

Sortir du ghetto

Non seulement les festivals et salons qui sont dédiés à la littérature et au cinéma de genre se multiplient mais le nombre de leurs visiteurs ne cesse de croître. Grâce à l’action d’un certain nombre d’entrepreneurs culturels, le polar semble être définitivement sorti de son ghetto pour gagner le centre culturel et institutionnel de la ville, donnant aux auteurs et aux réalisateurs de polars et à leurs oeuvres une véritable légitimité, un « droit de cité » en somme [1].

C’est le cas de la ville de Pau, où le festival « Un aller-retour dans le noir » réunit chaque année depuis 2009 des milliers d’amateurs. Au cours du premier weekend du mois d’octobre, Pau se teinte de jaune et de noir, les deux couleurs emblématiques du festival, et vit au rythme des rencontres, lectures, séances de dédicaces et autres activités organisées dans la ville.

Mais le polar n’a pas seulement conquis l’espace culturel de la ville. Il a également réussi à franchir les portes de l’Université, en France comme à l’étranger, où des chercheurs lui consacrent désormais des colloques et journées d’études, voire des projets de recherche d’envergure nationale et internationale (Projet H2020 « DETECt : Detecting Transcultural Identity in European Popular Crime Narratives » (2018-2021) ou encore « POLARisation : Pour une Histoire des récits criminels imprimés en régime médiatique : Archives, Collections, Presse, Circulations. 1945-1989 », financé par l’ANR pour la période 2023-2027).

Si les librairies et les bibliothèques lui réservent encore souvent un rayon à part, par commodité de classement, le polar se hisse désormais au rang des grands romans qui ont marqué l’histoire de la littérature.

Le polar, une littérature du réel

Le polar fait l’objet de recherches très sérieuses, entre autres raisons parce que, dans sa veine la plus noire au moins, il permet à celles et ceux qui l’étudient d’aborder le terrain de réalités sociales, économiques, politiques et historiques, que la littérature généraliste a bien souvent déserté. Loin d’être une littérature légère, de divertissement, comme on a pu le lui reprocher, le roman noir entretient un rapport au réel intrinsèquement privilégié. L’enquête policière est une quête de vérité, non seulement pour le détective de fiction mais aussi pour l’écrivain, qui très souvent cherche à décrypter la société de son époque en faisant acte de dénonciation. Cette démarche est très proche de celle du journaliste d’investigation, qui est amené, au terme de recherches approfondies, à révéler d’innombrables scandales contemporains, qu’il s’agisse d’affaires de moeurs ou de corruption, de transactions financières clandestines ou de réseaux criminels souterrains.

De fait, l’auteur de romans noirs trouve dans la presse et les médias une intarissable source d’inspiration, et il est même assez fréquent que les écrivains exercent également une activité de journaliste. Ce sont d’ailleurs pour travailler autour de ces relations étroites, entre roman noir et journalisme, que des chercheurs se sont réunis à Pau et à Chambéry dans le cadre d’un colloque international qui a donné lieu à des publications [2].

Lorsqu’on s’intéresse au cas de l’Espagne, et même si la production y est actuellement dominée par les bestsellers écrits sur le modèle du thriller, on ne tarde pas à découvrir l’existence d’écrivains qui ont choisi le genre du roman noir pour dénoncer des injustices sociales et des dérives politiques.

C’est le cas, par exemple, d’un auteur auquel Émilie Guyard a consacré plusieurs travaux de recherche – Alexis Ravelo – mort prématurément le 30 janvier 2023 sur l’île de Grande Canarie où il était né en 1971. À travers ses polars, et tout particulièrement sa série consacrée au personnage du détective récurrent Eladio Monroy, l’auteur dresse un portrait très noir de la société espagnole contemporaine. Le premier volume de cette série est, de l’aveu de l’auteur, une adaptation ludique du hard-boiled, un sous-genre nord- américain du roman policier, au contexte canarien des années 2000. De fait, on retrouve dans cette saga tous les stéréotypes de ce style : l’ancrage urbain, la mise en avant des inégalités sociales, mais surtout, un détective dont la personnalité emprunte directement sa noirceur, son cynisme et sa violence au personnage, inventé par Mickey Spillane, Mike Hammer. Or, Émilie Guyard démontre comment, à mesure que la série progresse, cette reprise ludique se transforme en une appropriation de plus en plus personnelle mais aussi de plus en plus noire du genre. La sérialité caractéristique de ce type de romans permet d’explorer des périodes historiques au plus ou moins long cours. C’est par ailleurs le cas de la série d’Alexis Ravelo, publiée entre 2006 et 2021, qui est profondément marquée par les évènements ayant ébranlé la jeune démocratie espagnole au cours des quinze dernières années.

Le krach de 2008 a en effet plongé le pays dans une crise économique sans précédent et engendré un mouvement de protestation citoyenne d’une ampleur inédite. Le 15 mai 2011 (15-M), des milliers d’Espagnols se sont rassemblés sur la place de la Puerta del Sol à Madrid, réclamant une « Démocratie réelle maintenant » (Democracia real ya). Le parti politique Podemos, né de ce mouvement citoyen, proposait d’en finir avec le bipartisme et la corruption qui ronge les institutions. En 2014, la fin de règne de Juan Carlos de Borbón y Borbón – imposé comme roi d’Espagne par Franco avant sa mort – marquée par toute une série de scandales, a fait naître chez certains l’espoir d’un retour à la République. Mais le changement tant attendu n’est finalement pas advenu. Ainsi la série d’Alexis Ravelo peut être lue comme une chronique désenchantée de l’espoir déçu d’un renouveau démocratique, comparable, dans son intensité comme dans ses modalités, à celui suscité par la Transition démocratique dont le romancier Manuel Vázquez Montalbán a rendu compte mieux que quiconque dans sa série consacrée au personnage de Pepe Carvalho [3].

Dans ses textes, l’écrivain canarien interroge également le modèle de la famille espagnole en ce début de xxie siècle. C’est dire si ceux-ci sont riches et se prêtent à divers niveaux de lecture. Comme bon nombre de ses semblables, Eladio Monroy est en rupture totale avec sa famille lorsque débutent ses aventures en 2006. Il est divorcé et n’a pas vu sa fille depuis plusieurs années. Pourtant, le tableau particulièrement noir de ses relations familiales évolue au cours de la série. Au fil de ses enquêtes, Eladio renoue le contact avec sa fille Paula, devenue adulte, qui vit désormais en couple avec Mónica, une jeune femme avec laquelle le détective noue rapidement une grande complicité. Quant à sa relation amoureuse avec Gloria, sa voisine, bien que les deux amants conservent chacun leur propre logement, elle tend de plus en plus vers une forme d’engagement. À travers la famille singulière de son détective récurrent, c’est la capacité de la famille espagnole à évoluer et à se reconfigurer en dehors du modèle de la famille nucléaire traditionnelle, érigée en pilier de la société franquiste pendant presque quarante ans, qu’Alexis Ravelo met en lumière [4].

Un imaginaire transnational

Au-delà de leur rapport au réel, les polars sont des fictions de grande consommation dont la circulation transnationale, elle-même favorisée par leurs adaptations diverses (série télévisée, film, BD), permet d’aborder des notions comme celles de transfert culturel sous un jour particulièrement intéressant. Dans un monde globalisé et délocalisé, marqué par la fluidité des frontières et des identités, la circulation des biens culturels s’est largement accélérée aux cours des dernières décennies avec l’apparition de nouveaux médias. Parmi les productions culturelles circulant à l’échelle planétaire, les fictions criminelles occupent une place privilégiée. Codifiées mais se prêtant à des déclinaisons et hybridations génériques multiples (thriller, polar SF, polar historique), ces fictions s’exportent et s’importent massivement sur des supports médiatiques de plus en plus nombreux et variés. Lorsque l’on observe ce phénomène à l’échelle européenne, comme l’ont fait les chercheurs réunis dans le projet DETECt, on se rend vite compte que le modèle anglosaxon qui a prévalu pendant de nombreuses décennies a progressivement cédé la place au modèle du polar venu du Nord.

Depuis la publication de la saga Millenium en 2005, non seulement les auteurs suédois, norvégiens ou islandais ont largement conquis le marché éditorial européen mais l’imaginaire nordique a essaimé à travers toute l’Europe, y compris à travers l’Europe méditerranéenne. En Espagne, comme en France d’ailleurs, nombreux sont les écrivains qui investissent des territoires comme les Pyrénées aragonaises, les forêts de Navarre pour écrire leurs propres polars nordiques. Un écrivain comme Ibón Martín revendique même pour ses romans l’étiquette « euskandinave » qu’il a lui-même crée en contractant le nom Euskadi (désignant la communauté autonome basque) et l’adjectif scandinave [5].

Sous sa forme la plus réaliste et la plus engagée mais également dans sa veine la plus commerciale et populaire, le polar nous en dit long sur le monde qui nous entoure et sur ses évolutions.

Pour citer cet article : DOI en cours d'obtention

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Bibliographie

  1. [1] COLIN Christelle, GUYARD Émilie, ROCHE Myriam (dir.), Le polar dans la cité : littérature et cinéma, Pau, PUPPA, 2022.

    [2] GUYARD Émilie, ROCHE Myriam (dir.), Roman noir et journalisme : enquête de vérité, Chambéry, PUSMB, 2020.

    [3] GUYARD Émilie, « Eladio Monroy: ¿un hard-boiled para la España del siglo XXI? », dans Javier Sanchez Zapatero, Alex Martin Escriba (dir.), La expansión del genero negro, Santiago de Compostela, Andavira, 2020, p. 65-74.

    [4] GUYARD Émilie, « Mutations et reconfigurations de la famille espagnole dans la série Eladio Monroy », Textes & Contextes, 2020, n° 15(2) [lien vers l’article].

    [5] GUYARD Émilie, « Le polar espagnol ultra-contemporain : un label sur le marché éditorial européen ? », Belphégor. Littérature populaires et culture médiatique, 2022, n° 20(1) [lien vers l’article].

  2. [6] IMHOF Valentine, Par les rafales, Arles, Editions du Rouergue, 2018.

    [7] LITS Marc, Le roman policier : Introduction à la théorie et à l’histoire du genre littéraire, Liège, Éditions du Céfal, 2004.

    [8] MANOTTI Dominique, « Polar et histoire », dans Gilles Menegaldo, Petit Maryse (dir.), Manières de noir. La fiction policière contemporaine, Rennes, PUR, 2010.

    [9 ] GUYARD Émilie, Salem Carlos : Le polar déjanté ou la quête du sens, Habilitation à diriger des recherches, Université de Pau et des Pays de l’Adour, 2018.